AMI PARIS CHERISHES FREEDOM

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Alexandre Mattiussi est un ami qui vous veut du bien. Avec sa marque Ami, lancée il y a six ans, il entend rendre la mode homme plus spontanée, plus douce, et plus accessible aussi.

Malin et intelligent, ce n’est pas tout à fait la même chose. La mode est un monde de gens malins. Alexandre Mattiussi, patron de la marque Ami, qui est en train de prendre une place immense dans la mode masculine, est bien entendu un malin, mais aussi un intelligent.

C’est le niveau au-dessus, en quelque sorte. Il aborde le commerce, car il ne nie jamais cet aspect, avec une certaine spontanéité. A 37 ans, ce garçon habille des hommes si divers qu’il en frémit. Il s’inscrit dans la lignée génialement ouverte – il faut bien le dire – par Jean Touitou chez A.P.C. ou par la bande de Kitsuné.

Connaissant ce milieu depuis des années, il a juste, lui, apporté un peu de gaieté. Nous sommes allés lui parler de cette allégresse, pile au moment où il vient de collaborer avec Gap aux Etats-Unis, faisant ainsi « l’expérience du géant », comme il dit. Un géant qu’il pourrait bien lui-même devenir. Interview.

Tout comme Simon Porte Jacquemus, vous êtes un Français de la mode qui commence à être très célèbre à l’étranger. Mais vous avez un autre point commun : la joie de vivre.

– On nous met souvent en parallèle, même si notre travail est très différent. C’est vrai qu’on est optimistes, souriants. Et surtout, bien plus accessibles que d’autres, car on aime tous les deux le contact avec les gens.

Oui, cette « accessibilité » recouvre chaque aspect de vos deux personnes. Mais vous, vous concevez des vêtements masculins faciles à porter, qui ont un air basique, alors qu’ils font bouger les lignes…

– Quand on parle de mode masculine, partir du basique me semble absolument nécessaire. On parle tout le temps des obligations que la femme se fixe, mais en réalité l’homme aussi, et peut-être plus encore, est pétri de préjugés. Il est frileux.

Donc, la mode, si elle veut s’appliquer aux hommes, ne peut pas être seulement adressée à une poignée d’originaux, même si cela a une certaine beauté, bien sûr. Changer les habitudes vestimentaires masculines pour gagner en anticonformisme, ça se fait petit à petit. Ça ne peut pas être un passage en force. Je crois au pouvoir de la douceur.

Pourtant certaines propositions radicales ont beaucoup de succès ces temps-ci.

– Tant mieux. C’est gai et inspirant. Mais c’est vrai que moi, j’aime davantage les vêtements que la mode. J’ai d’ailleurs des amis qui bossent dans tous les milieux, c’est intéressant de les écouter. De toute manière, si je ne veux pas les écouter, ils me donnent quand même leur avis !

Ils trouvent qu’il y a trop de mode, que les fashion weeks s’enchaînent de façon absurde, que c’est une course folle et que ça manque d’humanité. Ils trouvent la plupart des looks de défilés importables et voient, consternés, que tout le monde parle de chaque collection comme si elle était en train de redéfinir les pourtours de la Méditerranée. Ça les démobilise.

Donc il faut trouver comment les passionner à nouveau pour ce truc, quand même génial, qui est de s’inventer un look le matin. Ça, c’est mon travail.

On m’a dit que vous observiez tout, posiez plein de questions aux hommes sur leurs envies…

– Je ne vois pas comment on peut faire une mode pour les autres sans savoir qui sont ces autres. Trop de créateurs sont coupés de la vraie vie. Ils pensent être abrités, alors qu’ils sont prisonniers.

Leur bulle est belle, luxueuse, hélas on n’y respire pas assez l’air du temps. Même la météo, ça leur passe au-dessus de la tête !

Vous avez travaillé pour de grands groupes (LVMH), de grands créateurs (Marc Jacobs). Vous l’avez observé de près, ce système que vous critiquez…

– On voyait bien que ça ne nous ressemblait pas. Même aux ventes privées, on ne pouvait rien s’acheter. C’était encore trop cher. Je me disais : « A qui ça parle, tout ça ? » Ça m’a semblé si loin du désir.

On peut toujours se débrouiller si on a du goût, en piochant çà et là…

– Oui, mais pour piocher, comme vous dites, il faut déjà une culture du vêtement, de l’allure. Si on a ça, on n’a besoin de rien, ni de personne, car on trouve des trésors dans une friperie, on mélange les tailles, on joue.

Mais celui qui n’a pas le temps, ou celui qui ne se fait pas confiance, qui n’est pas assez éduqué en mode, il est juste perdu. Et il prend quelque chose de banal, par frousse. C’est pour ça qu’il y a presque un service à rendre aux gens en imaginant des habits cool pour eux.

Le mot « cool » vous définit assez bien, il faut dire.

– On n’a pas encore trouvé mieux que ce mot. Mais qu’est-ce qui rend un vêtement d’homme cool, au fond ? Parlons d’un homme qui justement ne le serait pas, cool (sinon c’est trop facile), et qui voudrait le devenir, parce que c’est tentant. Parlons de cet homme lambda qui cherche juste à être aidé pour avoir une bonne dégaine.

J’ai bien étudié la question : ça se joue sur des détails. Ce n’est certainement pas une histoire de martingale ajoutée à une veste, parce que ça, ça fait peur. C’est déjà trop, comme un adjectif superflu. C’est plutôt la fourche d’un pantalon qui se fait plus longue ; une épaule qui tombe un peu sans que la veste soit trop grande ; une manche étroite et qui vient loin sur les mains, ou le contraire. C’est comme un tour de magie. Tu n’as rien vu venir, mais tout change.

Vos vendeurs trouvent facile d’expliquer tout ça aux clients ?

– Ils n’expliquent surtout pas. On s’appelle Ami et notre logo est un cœur. Et on met un point d’honneur à être aimables. Les hommes qui entrent dans la boutique voient une veste, elle a l’air normal, ils ne peuvent pas deviner que ça va en réalité les métamorphoser.

Le rôle du vendeur, c’est de proposer au client d’essayer. Et en général, l’homme ressort de la cabine et ce qu’il voit dans la glace, c’est une décontraction, quelque chose d’aisé. Il ne se prend pas la tête avec les détails de la coupe, mais il remarque que le vêtement est simple, et je suis convaincu que ça lui plaît.

Ou bien il touche un manteau jaune alors qu’il cherchait du camel. Il ne se voyait pas dans ce truc et, instantanément, s’il ose l’essayer (on doit l’y aider), ça lui semble faire partie de lui. Il comprend que ce jaune est presque du camel mais en plus vivant. Avec ce manteau, l’homme soudain a quelque chose de passe-partout, certes, mais tout en cessant d’être transparent dans la ville et dans la vie. C’est ça, y aller pas à pas.

Vous pensez que les hommes aiment autant la mode que les femmes ?

– Ne nous mentons pas, ce n’est pas encore tout à fait le même rapport. Mais une fois qu’un homme a goûté au miracle vestimentaire, il devient addict.

Je vous donne un exemple. Plus jeune, je me suis offert une veste noire dessinée par Hedi Slimane pour Dior – un investissement ! – et j’ai eu l’impression que tout le monde remarquait à quel point j’étais mieux qu’avant. En soirée, je me sentais le roi du monde.

Mais bon, si on réfléchit, au final, j’avais juste une veste noire. Sauf que j’avais osé cette forme ajustée, j’avais osé une veste et pas un blouson. Je m’étais structuré, donné forme. C’est idiot mais ça vous change un homme. Et ça vous enrichit d’un autre rapport au monde.

Comment vous pourriez définir le style Ami?

– C’est permissif.

Ce qui signifie ?

– Que c’est ouvert. Qu’on peut se permettre d’avoir un look sans se déguiser, ça ne fait pas peur. Mais cette ouverture va très loin. Par exemple, ça va jusqu’à ma façon de me comporter. Je tiens à être quelqu’un d’abordable.

J’ai un compte Instagram et je mets un point d’honneur à m’en occuper moi-même. Ça peut sembler anecdotique, en réalité ça ne l’est pas du tout. Je vois les like, s’ils viennent vite ou pas, je vois le flux des réactions, je lis les commentaires, je réponds à des gens.

Tout ce réseau social a l’air virtuel, or c’est justement très en prise avec la réalité. Les gens disent « mon pull a rétréci », ou « j’ai le bouton de mon pantalon qui s’est décousu » ou font des compliments aussi !

C’est bien plus qu’un service après-vente, c’est un lien entre la vie d’un vêtement porté par des inconnus et moi, qui suis à la source de ça, avec mon équipe. Ça va vous paraître un peu excessif, mais je pense que si je lâche ce lien avec la vie des habits, je signe mon arrêt de mort.

Vous voulez être l’ami jusqu’au bout. C’est comme une démagogie…

– Une pédagogie plutôt. Ami, ce sont mes initiales. Je signe « Ami » depuis l’adolescence. Peut-être que rien, en effet, ne vient par hasard dans une vie, pas même nos initiales.

Maintenant c’est facile de dire que le concept est bien rodé, mais en vérité, c’est qu’il n’y avait pas de concept, il y avait juste un désir d’être cohérent. Peut-être, pour revenir à ce qu’on disait au début, de Jacquemus, notre candeur de départ, notre absence d’a priori, notre goût du contact étaient pile ce que ces six dernières années attendaient.

Ce qui nous a aussi décidés à vous interviewer, c ‘est un coup de foudre pour un petit film de Simon Cahn, où des mannequins habillés en Ami dansent.

– Tout ça s’est passé pendant qu’Oliver Hadlee Pearch shootait la campagne de pub. Simon Cahn a commencé à filmer les mannequins pendant la séance photo, on était émerveillés. Vous savez pourquoi ils dansent ? D’abord parce qu’on les a autorisés à le faire.

Mais aussi parce que c’est ce que des modèles font spontanément, en fait. Ce sont des gosses. Eux, ils sont fous de joie si on les laisse approcher, avec la vigueur et l’intrépidité de leur jeune âge.

Il suffit de les regarder avec tendresse, non pas comme des outils mais comme des êtres humains, pour voir qu’ils détestent s’emmerder. Alors, quand on met la musique à fond, évidemment ils se lâchent. Pas besoin de cours de danse, de mise en scène, ils « savent », c’est tout.

C’est la jeunesse, que voulez-vous… Et ils deviennent si beaux, si somptueusement beaux quand ils sourient.

Vous êtes très souriant vous-même…

– C’est drôle que vous disiez ça. Parce que pendant des années, je trouvais que ça m’allait mieux de ne pas sourire sur les photos. Que ça me donnait un air intéressant. Et puis c’est Jean-Jacques Picart [un consultant de mode renommé, NDLR] qui, un jour, m’a dit : « Souris. » J’avais créé Ami, j’avais insufflé cette joie, et j’avais un dernier verrou : mon propre sourire. Maintenant, il est là.

Interview de Alexandre Mattiussi, créateur et patron de la marque Ami, par Sophie Fontanel

Source : Nouvel OBS